Moulins

Ainsi la vie tourne, tourne...:

Le temps avait passé, mais je ne pouvais m'en remettre, en faire abstraction. Le souvenir d'une matinée pourtant si belle, d'une cité baignée dans la lumière solaire, sous l'égide de Yam notre Seigneur bienveillant, se brisant par l'éclat d'une voix, s'étouffant à chaque pas que je fais pour me rapprocher d'elle. Une si jeune fille, ma soeur, prise au sein même de Loyda par ces obscurs individus. Ma main tentant de la saisir, mais elle est déjà hors de portée lorsqu'elle disparaît, prise par ses ravisseurs, dans une coupole d'ombre, où mon regard se perd, que les soldats accourus en renfort ne peuvent même regarder, tant la frayeur s'empare d'eux. Un desespoir résonnant dans mon âme alors que je vois sa figure blémir en s'évanouissant dans ces volutes absconses... C'était il y a quelques temps de cela, nulle nouvelle pour l'heure, nul espoir, et de fait seule une attente éprouvante à laquelle je tentais de pallier avec mes devoirs. Oublier était inenvisageable, mais le courage me revenait en un soubresaut lorsque je contemplais Tikopia, actionnant ces moulins tournant avec langueur, inexorablement, au fil du fleuve.

#Un si beau paysage, te souviens-tu ma soeur?#

J'aimais cette cité, et cette image, cette face cachée de la ville, son essence même, les rouages de cette entité à la rigueur métronomique, que je n'étais le seul à apprecier. Ces roues en un branle incessant, ils semblaient me sussurer quelque complainte, une melodie assourdissante mais qui insufflait plus qu'on ne pouvait le présumer.

"Maître?"

"Mais nos vies s'accordent peu à la révolution":

En réalité, en ce réel donné, peut-on toujours suivre le fil du temps, voire en prévoir le cours? Certes non, cinq jours sans boire ni manger, sans s'accorder aucune halte, ni permettre à ses membres de gémir sous la fatigue, ou le désarroi les plus profonds l'attestent bien, quand nos repères temporels sont biaisés, que les liens à ce monde considéré comme l'unique accessible lâchent, la perte de volonté signifie sa propre perte, dans un méandre particulier nommé *monde*, que l'on ne croirait que le domaine de ceux qui sont morts. Dans cet autre monde, rien, dans celui-ci, seul le visage si beau et exsangue, le teint pâle appliqué au mien se mariant parfaitement, un regard vitreux semblant se faire l'abîme de ces marécages de la pensée. Je t'ai transportée sur tous ces kilomètres, marchant pourtant ébrouhé sur ces routes inconnues, bravant sans m'arrêter des soldes et badauds, dont l'attitude, si circonspecte et atterrée, m'avaient confiné dans ce mutisme ascetien. Je ne me souviens plus si je pensais encore, sans doute, après tout je pouvais bien sentir la hampe des javelots de quelques sentinelles de là-bas frapper mes membres, mais sans parvenir à arrêter ma marche, trop débilitante pour encourager les fils de Baal, tout comme je pouvais entendre les éclats des hommes en garnison aux postes frontières, éructant, énervés, interloqués, précautionneux envers mon convoi. Ils reconnurent mon épée, faute de discerner mon visage, il est vrai. Peut-être est-ce là que je pus sentir de nouveau les palpitements de mon coeur dans mon buste, mon corps entier, que mes repères revinrent..

#On arrive, Tasia.#

"On arrive, Tasia.."

La bouche ensuquée, je lâchais enfin du regard la créature livide, mais devais m'attacher sa présence, maintenir un lien avec ce monde où elle n'était pourtant pas. Cela est bien risible, et pathétique, quand notre raison se confronte à telle absurdité.. Sentant de même que les courbatures les effluves frais de la rivière agitée actionnant impétueusement les roues adossées aux baraques en un fracs teinté de branle mât provenant de la grande mécanique ainsi actionnée, je posais la dépouille sur la berge. Je ne m'attardais pas plus sur ce décor bucolique, et entamais déjà la terre, apercevant les travailleurs abandonnant leurs tâches, mais ne leur accordant pas plus d'attention que le sable que je rejetais impatiemment dans mon dos. Selon les mouvements qu'effectuèrent mon ombre, jetée par un soleil qui frappait sans retenue mes arrières, je creusais durant une heure, puis regardais en arrière, vers le tertre qui s'était bâti de toute la terre que j'avais dégagée, puis vers le corps. Couvrant sa nudité de la cape dont je me séparais, je m'en ressaisissais, et le portais délicatement jusqu'à la couche aménagée.

"Les berges sont toujours aussi calmes, que Tikopia engage sa puissance dans les canaux. Les moulins tournent.."

Nous laissant à moi et au défunt l'opportunité d'écouter le branle majestueux des mécanismes et des flots rageurs, je finissais d'installer la dépouille, déposant un baiser sur le front de l'enfant livide, étreignant avec prudence les membres fragiles de la morte, avant de l'abandonner à son ultime cache, dont au moins je connaissais la place, et louais la sécurité, alors que fébrilement je revenais au tertre, et le détruisais, replaçant la terre sur la dépouille, faisant cas désormais des regards des badauds, non morbidement intéressés, comme je l'aurais cru auparavant, mais tristes, gardant leur distance, mais compatissants. Alors que ne demeurait plus que quelques poignées de terre du tertre, qui manquaient pour camoufler le visage au teint laiteux, je ne pouvais me résoudre à les appliquer, et couvrir le si beau faciès. Tel était mon sacrifice pour sa sécurité, je m'appliquais enfin à faire disparaître la morte du monde visible.

#Ni dans ce monde ni dans un autre..#

M'asseyant aux côtés du gisant que j'avais façonné, ma main droite apposée sur la terre marquée par l'humidité, je contemplais enfin la rivière avec intérêt. Main dans la main avec Tasia, comme avant.. Je réadoptais cet air sévère et réfléchi qui faisait ma légende dans les nefs et casernes, et scrutais l'horizon.
Au fond je ne comprenais pas, pourquoi je me retrouvais ici, pourquoi jouxtant cette tombe creusée de mes mains, jusqu'à ce que j'entende le cliquetis, aussi familier que la présence sous cette masse de terre, de l'épée pendant à mon flanc et, sous un mouvement instinctif, frappant sa gaine de sa lame. Froid, impitoyable, puissant aux dires de certains.. Toutes les qualités d'une arme, d'un artefact, d'une possession. Mais ce n'était pas de cette épée qu'il était question bien sûr.

"Malash Kezahr, arme du pays de Yam, artefact de l'Ordre, possession du Destin."

Défourrant l'épée, demeurant assis, j'en contemplais la lame, massive, ornée, mais bâtarde. Froide au naturel, demeurant calme au sein de sa gaine, la plupart du temps, elle m'avait toutefois déjà sauvé la vie nombre de fois, se rougissant, chauffant, endurant pour me protéger. La dernière forme de salut qu'elle m'accordait était-il à venir, ou bien maintenant, alors qu'elle m'entaillait par son fil les veines, se couvrant pour cette dernière fois de sang. Une noble contribution, un juste retour des choses, pensais-je, en m'allongeant, portant mon bras entaillé et couvert de sang par-dessus l'ultime demeure de ma défunte soeur, et serrant contre moi mon amie couvert d'éclats écarlate.

I.E.: Non que je te fasse la nique, mon cher Glistern. Wink